Petite précision préliminaire: tout ce qui est écrit ici est très sérieusement entaché d’une tendance à l’élucubration, et il est conseillé de ne prendre au sérieux, ni les lieux, souvent inventés ou décrits de façon très farfelue, ni la véracité historique des faits!
« Les êtres humains se distribuent en deux catégories : ceux qui ont compris et les autres. » Ainsi pensait Alfred de la Tour du pin derrière le château d’eau, qui aimait par-dessus toute autre activité, observer le monde, dans toutes ses composantes, qu’elles soient humaines, félines, canines… Alfred de la tour du pin derrière le château d’eau, que pour la commodité du récit nous nommerons sobrement Alfred, en sa qualité de chat parvenait toujours à glisser dans ses journées o combien chargées, et déjà amputées de 14 bonnes heures de sommeil, un temps à priori incompressible pour la contemplation.
Ce matin là, alors que la lune venait tout juste de saluer le soleil, soleil qui promettait d’être particulièrement vaillant en ce premier jour de septembre, le matou avait élu comme poste d’observation le bord de la fenêtre d’une petite boulangerie dans un obscur village de Corrèze.
Mais avant de poursuivre, permettez-moi de faire les présentations: pas celles de l’auteur, qui n’est ici qu’un modeste passeur d’histoire; plutôt laissez-moi vous présenter Alfred.
Il faut savoir que ce matou, au sujet duquel j’entends déjà des propos injurieux comme » ce n’est qu’un chat » n’était pas n’importe quel chat. Nous serons bref dans ces pages sur son histoire, qui fera l’objet d’un futur récit, mais sachez qu’Alfred avait une histoire hors du commun, et avait, selon l’expression consacrée, bien roulé sa bosse.
Au physique, il s’agissait d’un gros félin roux, assez banal au demeurant dans son style si ce n’était l’expression de ses yeux, autoritaire et inquisitrice. A endurer son regard vert, on se sentait comme sondé jusqu’au tréfond de l’ âme, surtout, et c’est véridique si celle-ci était noire.
Alfred était encore un jeune chat, mais du haut de ses cinq années de vie, son regard semblait témoigner d’une longue expérience de l’existence. Il n’avait ni maison, ni maitre, et pour seul Dieu sa liberté, qu’il mettait au dessus de tout. Il lui arrivait certes de poser ses valises, qu’il avait légères, dans une maison de passage, chez un compagnon aléatoire, qui avait eu l’heur, non pas de le séduire mais de se trouver sur sa route. Car oui, parfois Alfred était las, et aspirait à une forme de routine bienheureuse, coussin au coin du feu ou du radiateur, et croquettes fadasses toujours à la même place et à la même heure. Il avait de la sorte essaimé sur sa route un certain nombre d’aspirants propriétaires de chats, et fait pas mal de déçus, quelques heureux, lorsque le petit matin avait mis au jour sa fuite. Car il s’agissait toujours d’une fuite: Alfred fuyait un début d’attachement à un humain un peu trop sympathique, un fauteuil un peu trop douillet, en bref, Alfred fuyait une dangereuse tentation au confort qui, il le sentait devenait de plus en plus difficile à combattre au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge!
Ce jour là justement, notre félin venait de fuir, et sentait se dissiper doucement les derniers effluves de mélancolie, qui invariablement venaient gâcher ses retrouvailles avec sa liberté. Il laissait nonchalamment errer sa belle queue rousse sur le rebord de la fenêtre, et suivait du regard, sans réelle passion, mais comme hypnotisé, les gestes du boulanger qui pétrissait, pétrissait… Ce dernier n’adorait pas les chats, il s’en méfiait même mais il avait jugé que celui-ci pouvait pour un instant squatter son rebord de fenêtre sans que cela fasse tourner la terre dans l’autre sens. D’ailleurs, ce félin était assez élégant, et puis son regard avait un petit quelque chose de rare qui semblait dire » ne me dis pas non ou il t’en coûtera ».
Alfred finalement lassé de cette stérile contemplation, avait reporté toute son attention sur un gamin. Ce dernier, qui avait tout juste cinq ans, était seulement vêtu d’un tee-shirt crasseux, et d’un pantalon de jogging beaucoup trop vaste pour lui. Pas de pull malgré l’heure frileuse. Ce gamin n’avait rien à faire là, et pourtant il s’était assis à même le sol et semblait attendre quelque chose. Etrangement sérieux pour son âge, il gardait obstinément les yeux baissés sur ses pieds, tout en détaillant méthodiquement une branche de marronnier tombée à terre. Il ne s’était pas rendu compte de la présence du chat. Il semblait absorbé, soit par sa tâche répétitive et inutile, soit par quelque pensée sinistre. Alfred se fit la réflexion que le gamin avait une attitude intranquille, abandonnant régulièrement sa tâche pour jeter un oeil derrière lui. Il semblait attendre impatiemment quelqu’un ou quelque chose, et dans le même temps l’appréhender. Et puis, soudainement, comme surgi des nuages qui blanchissaient au loin l’horizon, Alfred avait vu apparaitre une créature étrange, qui s’approchait cahin caha mais tranquillement, et cette créature brune de peau et de cheveux comme le gamin, s’était rapidement rapproché du dit gamin qu’elle fixait d’un regard qu’Alfred jugea peu amène. Mais surtout ce qui frappa le chat fut la réaction du garçon devenu aussi vif qu’il était amorphe la minute d’avant. Dans son regard, Alfred vit s’affronter une peur intense, mais contrôlée et très rapidement contrebalancée par de la colère. Pourtant, lorsque la mégère leva le bras sur le gamin avec la ferme intention de lui flanquer une raclée, instinctivement, le gamin qui s’était dressé, se mit en position foetale pour parer les coups.
Tout alla très vite, et après cette scène que Alfred, âme sensible, jugea assez choquante, mégère et gamin repartirent en direction de la sortie du bourg. On voyait que le gamin qui boitillait légèrement, et se frottait l’endroit où avaient atterri les coups, peinait à suivre la bonne femme qui désormais ne se souciait plus de lui.
« Franchement, ces roms, je les aime pas beaucoup, mais là ce pauvre gamin, il me fait de la peine… tous les jours, je le vois se prendre une rouste, et pas une petite par cette grosse mal foutue!! Ah si je savais, j’appellerais les flics! »
Alfred, qui avait l’habitude qu’on lui adressât la parole comme on le fait en confidence à son voisin de palier ou à la commère de l’immeuble, si il avait eu les moyens de se faire comprendre du boulanger, aurait eu à coeur de lui exprimer qu’il partageait pour partie son opinion. Sur les roms, honnêtement, il n’avait pas d’avis définitif, puisque ce mot ne lui disait rien. Pour le reste du propos, il trouvait en effet la mégère fort laide, et fort peu sympathique; il ne lui serait par exemple pas venu à l’idée de lui mendier des croquettes, même affamé, et sachant que la psychologie avait peu de chances d’être le fort des affamés.
Ne trouvant rien d’autre pour montrer son assentiment, et soucieux d’apporter une répartie à ce début de conversation, le chat ne trouva pas mieux que de descendre du rebord de la fenêtre pour venir se frotter ardemment aux jambes du boulanger. Ce dernier, qui pensait ne pas aimer les matous, fut surpris de constater à quel point ce contact lui était agréable. Pas aussi agréable bien sûr que le contact avec la douce peau de Géraldine, la petite apprentie boulangère dont il consommait depuis quelques nuits les jeunes charmes. A ce souvenir, Robert, c’était le nom du boulanger, frémit de désir, et songea tristement au nombre de pains, croissants, et brioches qu’il lui faudrait enfourner avant de pouvoir la retrouver en lieu neutre. Seule la pensée de pouvoir lui tâter les miches entre deux ..miches, lui rendit sa bonne humeur.
Cependant et alors que notre boulanger était envahi par ses pensées libidineuses, le chat s’était lui lassé du frotti-frotta et avait subrepticement pris la direction des pièces adjacentes. Robert, notre boulanger avait toujours trouvé très pratique de vivre sur ses lieux d’exercice, quelqu’en soit le niveau de confort ce qui ne posait pas de problème, puisqu’il n’avait ni matrone officielle, ni progéniture. Ses appartements consistaient donc en tout et pour tout en une seule pièce, cuisine salon, chambre.
Alfred, qui était douillet avait rapidement évalué l’espace et jugé que son petit ventre rond et d’ailleurs encore vide à cette heure matinale, trouverait certainement agréable de reposer sur ce fauteuil stylé, bien rembourré qui trônait au milieu de la pièce. Bien qu’un peu défoncé, il était certes bien moelleux, jugea t’il dès qu’il y eut posé son séant.
Notre boulanger, qui n’aimait pas particulièrement les chats, mais appréciait beaucoup ce fauteuil, hérité de son papa, aurait dû en toute bonne logique chasser Alfred, sans tambour ni trompette. Hors, il n’en fit rien. Et se demanda pourquoi il acceptait cet abus de pouvoir caractérisé de la part d’un félin, lui qui donc, n’aimait pas particulièrement les chats, et de la part de ce chat là, qu’il ne connaissait ni de la queue ni du museau, quelques minutes plus tôt.
Cependant, en plus d’être boulanger, Robert était philosophe et il partait toujours du principe qu’il fallait accepter que tout ne s’expliquait pas! Et cette part d’irrationnel dans l’existence lui semblait plutôt rassurant. Alors après tout ce chat inconnu, apparemment un peu pouilleux, cranement installé sur le seul objet auquel il tint, après son pétrin.. il ne trouva brusquement rien à y redire.